Chapitre 5
Le marteau tape lourdement sur la barre d’acier. Les muscles de mon
avant-bras sont tendus au maximum. Je m’arrête quelques instants. J’ai les
mains moites. J’essuie la sueur sur un tablier de cuir gras. Il y’a de la saleté à mes pieds. Elle se mélange constamment à la terre battue et se colle comme la
poisse à mes vieilles brogues gauloises. Je les sais usées depuis trop d’années
mais je ne veux pas en changer. Je saisi
de nouveau le manche de la masse. Je soupèse son poids pour me l’approprier. Je
frappe. Encore. Puis encore. J’essaye de redresser le métal à l’horizontal pour
l’accoupler avec le chambranle de la porte de l’étal. Je viens d’y clouer
trois longues planches de bois taillées dans le cœur d’un jeune chêne. La porte a
été partiellement détruite hier soir. D’abord un violent coup de pied, puis quasiment
arrachée par la force des poings. J’étais présent, j’ai tout vu. Je n’ai rien
fais. J’ai laissé ce sale con de voisin se déchainer. Je suis resté devant sans
bouger. Non pas que j’étais terrorisé, mais ça m’amusait de savoir qu’il ne
ferait rien de plus. Il ne peut pas me toucher.
Je suis chef de clan Namnète, un celte armoricain. Un titre sans
valeur. Un nom qui ne signifie plus rien. Nous sommes devenus un obscur point
moustachu dans le grand empire romain. Je ne représente plus personne. J’habite
à Portus Nametum, une petite cité fluviale non loin de la mer. J’occupe avec ma femme
Caelia une modeste maison à deux étages dans une rue adjacente de la viae
consularé. Je suis un Pistore, une sorte d’ancêtre du boulanger. Je n’aime pas mon métier, je le déteste. Cette
foutu odeur de pain cuit ne me quitte jamais. Je n’ai pas le choix. Mon père
l’était avant moi, comme le sien et celui d’avant aussi. Je me dis souvent que
la vie serait tellement plus agréable si l’on pouvait choisir sa profession. Sauf
que cela m’est impossible.
Je frappe encore. J’essaye de tordre cette barre. Je n’y parviens pas.
Je repose mes muscles. Dehors, le vent s’est quelque peu levé. Il drague les
effluves de la rue comme je le fais avec ma petite Nausum lorsqu’elle tangue
sur le fleuve. Le bruit des charrettes attirent mon attention. Ca cri, ça
hurle. De la colère. Une roue s’est enfoncée, bloquée par une pierre.
Le temps est maussade en pleine période de solstice d’hiver. Le ciel
s’obscurcit soudain. Ce n’est pas l’orage qui pointe son nez, mais c’est tout
comme. Ma femme, Caelia. Elle est habillée d’une robe en lin, couleur rouge
vif. Un choix qui lui va si bien…
_ Tu t’amuses bien ? Tu trouves ça drôle ? Tu me
fais honte Ceidio !
_Ce n’était pas grand-chose Caelia. Il le méritait.
Tout le monde le pense, personne ne fait rien.
_Et ? C’est leur problème, pas le nôtre !
C’est elle qui lui manque de respect ! Pas l’inverse !
_Ça n’empêche que Justinia elle…
_Elle quoi ? Elle montre son cul à tous les
hommes qui lui passent sous le nez !
_Elle n’est pas comme ça, arrête.
_ Ah oui ? Et qui l’a encore surprise l’autre
matin à gémir comme une truie ?
_ C’est à cause des fenêtres !
_ Mais bien sûr !
_ C’est l’odeur de poisson de son mari qui
s’imprègne dans les étages. C’est juste une histoire de queue qui…
_ Stop ! Je te vois venir là avec ton jeu
de mot ! Tu m’énerves ! Si je te prends un jour avec elle…
Caelia ne finit pas sa phrase. Elle dépose brutalement un pichet d’eau,
du pain, des pommes et repart comme elle est venue, façon Vésuve en éruption.
Elle se calmera. J’aime bien la pousser, faire ressortir sa colère. Je souris
intérieurement. Je dédramatise toujours
avec un peu d’humour. Dans cette vie, je passe par la légèreté. Je ne
peux pas m’empêcher de faire ce qui est interdit. Je n’ai pu m’empêcher de
donner une bonne leçon à ce salaud de Braith. Il bat sa femme Justinia. Tous les jours
la rue entend ses cris déchirants. Tous les jours je la regarde. Tous les jours
mon cœur se crispe. Ce n’est pas la première fois que je ridiculise Braith publiquement.
J’aime bien m’amuser avec lui. Je vole une partie de ses produits, je détache
régulièrement les ferronneries de sa charrette, je le bloque dans son établi.
Il se croit à la merci des dieux, un type maudit. Un pauvre type tout court.
Hier matin, mon voisin a pu admirer mes talents d’artiste sur sa
devanture. Un homme cherchant son phallus sur le sol, n’ayant pas vu qu’il
était sur lui, car ridiculement petit.
Justinia est brune, les cheveux bouclés, assez grande, le visage poupin,
tout en rondeur, des yeux perçants, une poitrine généreuse. Un corps jalousé
par les femmes de la rue. Elle a été offerte à Braith le jour de ses 12 ans. Un
homme sans intelligence, une brute épaisse qui ne comprend rien à la sensibilité
féminine, ni à celle des hommes
d’ailleurs. Une histoire de famille aussi semblable qu’une autre. Ce serait
tellement plus simple si l’on avait le choix de l’être aimé. Mais ce ne sera
jamais le cas.
Tous les hommes du coin ont chauffé un jour ou l’autre la couche de
Justinia. Sa manière à elle d’exprimer sa tristesse, son dégout, sa haine
contre cette alliance sans amour. Mes yeux mangent son corps depuis dix longues
années. Je suis le seul qui n’ait jamais osé le lui demander. Je n’en ai pas
envie. Je ne veux pas de ça. Pas avec elle. Tous les jours nous croisons nos
regards. Pas un mot, pas une phrase, pas un son. Juste des expressions, du
ressenti. De l’amour ?
Je frappe encore et encore. La barre se redresse doucement. Je lève
instinctivement la tête vers la demeure de Justinia. Elle est là, penchée gracieusement
à sa fenêtre. Elle me fixe. Ce n’est pas un appel pour la visiter. Ce n’est pas
un jeu de séduction. Elle m’attend pour partir loin d’ici, je le sais…
Un mouvement derrière elle. Mon cher voisin. Il la plaque de force sur
l’encadrement, relève les pans de sa robe, écarte ses jambes. Elle ne dit rien,
se laisse faire. Elle me fixe toujours. Elle ne prononcera aucun mot, ne criera
pas. Lui n’espère que ça. Montrer, prouver à tous qu’il domine la salope, celle
qui fait fantasmer tous les hommes du quartier. Celle qui restera sa femme. Elle
lui refuse cette marque de soumission depuis dix ans. Elle se fait culbuter. Elle
reste impassible. Elle me regarde sans détourner une seul fois ses yeux. J’y
décerne un début de larmes. Elles ne couleront pas le long des joues. Il y’a
cette lumière indéfinissable dans le cristallin bleu de ses yeux. C’est une
offre. Celle de son cœur. Il est pour moi. Je l’ai toujours su, à l’instant où
elle a posé ses pieds ici, où nos visages se sont croisés pour la première
fois.
Je détourne nerveusement mon attention. Je ne veux pas y penser. J’essaye de me
reconcentrer sur ma tâche. Je lutte pour ne pas relever la tête. Je frappe de
toutes mes forces sur ce bout de métal qui ne veut pas céder. Pourquoi ?
J’y mets toute ma rage, mais rien ne bouge. Pourquoi suis-je incapable de
réparer le plus simple des problèmes ? Pourquoi suis incapable de faire ce
que je veux…
Je frappe.
Elle me regarde.
Je frappe.
Elle me regarde.
Je frappe.
C’est fini.
La barre est redressée. J’accouple les morceaux en tenant fermement
les deux parties collées l’une à l’autre. Je dois forcer les matières à
s’assembler. Elle n’est plus à la fenêtre. Je n’ai pas besoin de le vérifier,
je ne ressens plus sa présence. Je l’imagine étalée sur sa couche, inerte, sans
vie. Elle se lèvera dans plusieurs minutes, se lavera et reprendra le cours de
son existence.
J’entends la porte de mon voisin claquer. Ses pas de gros porc
suintant la crasse martèlent le pavé et s’éloignent dans la rue. Je pourrais
attendre un peu, tout lâcher, aller la retrouver, la prendre dans mes bras, lui
dire combien je l’aime, lui saisir brutalement sa main et m’enfuir avec elle. Je
pourrais. Mais je ne peux pas. Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait maîtriser sa vie…
Je rentre chez moi. Toujours la même odeur. Je m’installe à table.
Toujours le même repas. Je regarde Caelia. Toujours le même visage. Je me couche.
Toujours ce même moment. Est-ce que j’aime encore Caelia ? Oui, enfin je
crois. Elle me rassure, me réconforte. Je sais où je suis, où est ma place. C’est
important. Je ferme les yeux. Je m’endors. Je ne peux m’empêcher de songer à
Justinia.
J’y pense pendant des semaines, des mois. Je vends mon pain, je la
regarde. Je refais la toiture après le passage des tempêtes de printemps, je ne
fais que lever la tête vers sa fenêtre. Je prépare les fêtes du solstice d’été,
je pourrais décrire le moindre de ses gestes.
Je me pose quelques instants après une dure journée. Je suis à l’ombre
sous le portique de mon étal. Il fait chaud en cette période. Le soleil brûle la peau. La terre lézarde sous les pieds. La poussière s’imprègne dans le
moindre interstice. Je ne sais pas pourquoi, mais je perçois intimement cette
sensation de lourdeur. La même étrangeté qui me fait penser à Justinia.
L’impression de la connaitre depuis toujours. Je l’attends comme elle m’attend.
Des images dans la tête. Celle d’une fille allongée sur ce sol craquelé, morte,
un garçon qui lui court après, terrorisé par ce qu’il comprend. Il s’est
précipité et n’a pu la sauver. Une scène que je revis dans mes rêves de plus en
plus souvent. C’est assez flou, incompréhensible. Une angoisse qui me ronge les
tripes depuis dix ans. La peur de découvrir un jour Justinia, morte et de
n’avoir pu la sauver. Les cris résonnent de nouveau, plus durs, plus violents,
plus sombres. Je serre mes phalanges de colère. Ça me prend à la gorge, au
ventre. Je veux tout casser, tout exploser.
Je ne ferais rien, comme d’habitude. Je voudrais mais je n’y crois pas.
Ça serait si simple si je possédais ce courage qui me manque et qui me fait
défaut constamment. Je dois attendre le bon moment. Ne pas me précipiter comme
le garçon… Un jour je serais prêt. Enfin, je crois.
Je rentre tard chez moi. Caelia n’est pas présente. Cela ne lui
ressemble pas. Je mange quelques fruits secs, du fromage, du chou bouilli, une
tranche de viande salée. Ma femme ne donne pas signe de vie. Je me couche. Je
suis seul. Je garde les yeux grands ouverts rivés sur les poutres du plafond.
Que faire ? Caelia n’est jamais en retard et encore moins absente. Où est-elle ?
Je ne sais pas si j’ai peur ou si je me sens bien. Je ne devrais pas le dire.
Justinia. Je pense à Justinia au lieu de m’inquiéter pour Caelia ! Et si c’était
le signe que j’attendais depuis toujours ? Et si je me levais là,
maintenant, tout de suite ? Et si je prenais mes affaires pour m’enfuir
avec elle ? Personne pour nous surprendre. Personne pour connaitre notre
direction. S’enfoncer dans la nuit et disparaître sur les routes pour ne plus
revenir.
Une seule chance. Ma seule chance. Notre seule chance. Pas un bruit.
Le silence. Aucun mouvement. Le moment.
Je prends précipitamment une besace, j’y fourre quelques morceaux de
pain, du fromage, je remplis une poche d’eau, j’enfile un vêtement chaud. Je
sors. La pleine lune. Un ciel étoilé sans nuage. J’inspecte la rue. Personne.
Pas âme qui vive à cette heure si tardive. Je traverse comme un fantôme les
quelques mètres qui me séparent de chez Justinia. Mon plan est simple. Je
rentre, je ne fais aucun bruit, je bâillonne mon voisin par surprise, je prends
la main de Justinia, je lui dis que je l’aime et je m’enfuis avec elle. Je me
sens bien. Je suis prêt, enfin.
Je rentre.
Aucun bruit. Pas même un ronflement.
Je monte prudemment le petit escalier de bois. Le craquement des
lattes fait exploser les battements de mon cœur. Mes muscles chancellent. Ma
tête tourne. Je pénètre dans la loggia
haute. Une étrange sensation m’agresse. Tout est si calme, si gris. La lueur
blafarde de la lune dessine une forme distordue sur la couche. Quelque chose ne va pas. Une alerte, un
danger. Une odeur.
J’avance légèrement.
Justinia ?
Je discerne un corps. Les bras ballants, le torse contorsionné, les jambes écartées. Ça n'a rien de naturel.
Je m’approche fébrilement.
Justinia !
Je porte les mains à la bouche pour étouffer ma stupéfaction. L’horreur. Ne pas crier. Elle est bâillonnée,
inerte, la peau tuméfiée. Un mince filet de sang coule délicatement sur le
bandeau, la joue, la couche. Ses yeux sont grands ouverts, livides. Je suis
pris d’une indescriptible envie de vomir. Je détourne le regard. J’attends
quelques secondes. Je suis totalement perdu. Je me penche finalement vers elle,
je détache le linge de sa bouche. Je tremble.
Justinia est morte.
Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Pourquoi elle !
Pourquoi suis arrivé trop tard ? Pourquoi ! Je la prends fébrilement dans mes bras.
Je ne sais plus. Je perds la tête. Je veux pleurer. Mourir. Tout s’écroule. Mon attention s’arrête soudainement
sur le bâillon que je tiens encore fermement dans la main droite.
Il est rouge. Rouge vif. Il est en lin. Il est en lin rouge comme la
robe de… Caelia ! En un instant je réalise tout l’étendu de la farce qui s'est jouée cette nuit. Caelia est parti avec Braith… Caelia me fait payer ma
folie et ma lâcheté ! Caelia que j’ai négligé, me plante à sa manière toute
la haine qu’elle a emmagasinée.
Tout aurait été si différent si je n’avais pas eu peur d’être libre
pour celle que j’aimais…
Je suis pris d’une rage incontrôlée, je craque dans ma tête. Je me lève
furieusement, je frappe comme un fou contre les murs. Des images se bousculent.
Celle du garçon et de la fille. Mais pas que. Je saisis enfin la destinée de
ces visions ! Je me revois tomber sur ce sol devant ma muse qui s’effondre !
Je vois aussi l’après, le futur ! Il y’a de neige, une montagne, d’énormes
murs… je tombe d’épuisement… je sombre. Je te retrouverais. Je ne referais pas
la même erreur, je te le promets.
Un flashback bien réussi !
RépondreSupprimerRien a redire à ce chapitre captivant.
Continue comme ça Ludo !
Thanks mon ami, j'espère faire mieux tout de même sur le suivant. Un chapitre un peu bâtard pour introduire une progression....
RépondreSupprimer