Chapitre 2
On a coutume de dire qu’au moment
de notre mort nous rejouons notre vie à vitesse grand V. Une sorte de film
passé en accéléré, une « super » bande annonce d’une fraction de
seconde dont le générique se finirait par le couloir lumineux. De la foutaise. Le réalisateur de ce court
métrage, c’est notre propre cortex. Il subit une poussée d’activité extrême. Il
n’y a strictement rien de magique ou de mystique. Juste une activité chimique
qui s’emballe un peu trop. Une overdose de connexions électriques si vous
préférez.
J’ai beau le savoir, je suis
toujours dépassé par ce moment si particulier de notre existence. Parce que je
suis capable de visualiser toutes mes vies, ce temps hors du temps se décompose
en un fragment d’éternité. Ma tête est sur le point de percuter la route mais
mon esprit voyage déjà ailleurs. L’univers s’est figé et me transporte dans les
environs de Sparte, l’antique citée hellène.
C’est ici que tout a commencé.
Une fin de journée d’automne. Il
fait encore chaud pour la saison. Aucune averse depuis deux semaines. Le vent
soulève d’épais nuages de poussière sur le chemin. Je cours comme un fou pour
échapper à mon ennemi. Une meute de chien a été lancée à mes trousses. C’est un
hilote qui les guide sur l’ordre son maître, un « homoioi », un père
de la cité. Ils me poursuivent depuis une bonne heure. Je n’arrive pas à les
distancer. Ils reniflent ma sueur à chaque croisée de chemin, sentent ma peur à chaque pause. Impossible
pour moi de masquer mon odeur pestilentielle avec de la boue. Les phéromones
volent dans l’air aussi facilement qu’un javelot lancé par un athlète. Plus
j’avance, plus je me trahis.
Je n’ai que 12 ans. Ma vie ne
tient même pas à un fil. Je peux mourir à tout moment. Que ce soit de faim, de
soif, rongé par une blessure, tué dans une chute ou dévoré par les chiens, le
vieux Charon m’attend patiemment sur son navire. Peu d’entre nous ressortirons
vivant de l’Agogé. Nous en sommes conscients dès notre plus jeune âge. Ce ne
sont pourtant pas les conditions infernales de notre éducation qui nous condamnent, mais nous
même.
Je cours sans m’arrêter. Mon
ennemi n’est pas la meute. Il s’appelle Cléomène. Il a 12 ans comme moi. Il y a
deux jours nous avons formé un duo pour survivre. C’est interdit selon la loi
de Lycurgue. Mais tant que nos professeurs ne sont pas au courant, tout est
possible. Nous avions faim. Le marchant était bedonnant et un peu en retrait
des autres étaux. Nos estomacs criaient famine, les corps meurtris réclamaient
une pause, un soulagement. J’ai couru en premier, j’ai saisi plusieurs pains et
je me suis enfui. Comme prévu, l’homme a bondi pour m’attraper. J’ai accéléré ma
course et j’ai jeté un rapide coup d’œil derrière moi. Cléomène s’emparait d’un
maximum de nourriture pendant que j’occupais l’homme. J’ai lâché les pains sur
le chemin et tourné brusquement dans une ruelle étroite pour m’échapper.
L’homme s’est aussitôt arrêté pour récupérer ses biens. Je me suis évanoui dans
la nature. Le coup classique de la diversion. La plus simple des tactiques que
l’on apprend à l’école.
J’ai retrouvé Cléomène à la
sortie de la ville. On a rigolé, on s’est regardé, on s’est épié et on a
compris. La prochaine fois ce serait un autre jeu. Nous connaissons les règles
pour devenir officier citoyen. L’un de nous deux ne pourra rentrer à l’école à
la fin de l’année.
Je cours comme un fou pour
échapper à mon ennemi.
Le cinquième jour, Cléomène
proposa un plan différent. « Mon ami » prévoyait que l’on attaque
ensemble ce coup-ci. Surprise, rapidité et dextérité. Mon « ami » ne
m’informa pas de son deuxième plan. Il me laisserait seul prendre les risques
et signalerait ma présence. Pendant mon lynchage, il chaparderait tranquillement
et se sauverait en m’abandonnant aux tortionnaires. Cléomène me trahirait sans aucun
état d’âme, comme n’importe quel autre élève. C’est la loi de l’Agogé. Survire coûte que coûte.
Je ne suis absolument pas fait
pour être soldat. Je suis beaucoup trop tendre comparé à Cléomène. Il est bien plus
fort et déterminé que moi. Il est fils de roi et le deviendra certainement à
son tour. Il est aussi dur que son père, aussi froid qu’une pierre. Il veut me
tuer car j’ai compris au dernier moment
ce qu’il comptait faire. Sans l’avertir, j’ai retourné son stratagème contre
lui. Il s’en est manqué de peu qu’il meure sous les coups de fouet. Il a fini par s’échapper et me pourchasse lui
aussi.
Je cours encore et encore pour
échapper à mon ennemi. Par chance, j’ai aperçu des Oïcos, des demeures familiales
rurales regroupées sur les hauteurs d’un coteau. J’ai cavalé vers ce mirage
pour y trouver un peu de repos. Je pourrais dormir secrètement dans une étable
jusqu’au petit matin. Je dois absolument désorienter mes poursuivants. J’applique
les leçons de l’école. Je parcours un maximum de distance à l’envers pour faire
croire à un autre chemin. Je prends soin d’effacer mes traces avec des
branchages. Je finis par frotter mon corps avec de la mélisse sauvage en
espérant que le parfum d’agrume freinera l’odorat des chiens pendant quelques
heures.
Mon rythme cardiaque ne cesse de
s’emballer. Mon corps aussi fragile qu’une brindille ne parvient pas à contenir
ma respiration. J’ai peur, terriblement
peur. Je voudrais presque mourir. Je voudrais revoir mes parents. Je voudrais
ne jamais être né. Je ne comprends pas ce que les dieux attendent de moi. A
quoi sert ma vie ? A quoi je sers ici ? Je préfère les arts, la
musique, le théâtre, j’aime écouter les histoires et les raconter. On me
demande d’être un soldat alors que je n’aime ni la guerre ni porter une arme. Quelle
est ma destiné ?
Sur le versant opposé, le soleil s’est couché depuis un moment
derrière les arbres. J’approche des édifices comme une âme errante. Je me cache
derrière le premier bâtiment. Je fais le
moins de bruit possible. Je serais à l’abri des regards quand la dernière lueur
du jour s’éteindra. Une fois le noir complet, je me glisserais tranquillement à
côté des chèvres pour me reposer. Leur présence masquera la mienne. Je suis
prêt à me lancer.
_Hey !
Je sursaute, terrifié. Une voix sortie de nulle part m’interpelle. Une
voix de fille.
_ Qui
es-tu ?
Je suis pétrifié. Je n’ose pas bouger.
_ Retourne
toi ! Je ne vais pas te manger !
Sa voix est envoutante. Incroyablement mélodique, divinement douce.
_T’as
peur ou quoi ? Tu es un des garçons de l’Agogé ?
Je prends mon courage à pleines mains et je me décide à lui faire face.
Lentement je tourne la tête. Lentement son visage se dévoile au mien. Lentement
je la découvre. Elle est brune, des cheveux bouclés lui tombent en cascade
sur les épaules. Son regard est pétillant, perçant, séduisant, mais bouleversant
de tristesse. Elle me sourit parce qu’elle s’amuse de mon attitude déconcertée.
Son sourire est un sourire à tomber. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau sur un
visage. Il épouse parfaitement la rondeur de ses joues. Au fil des secondes qui
s’écoulent, son expression se transforme. Elle ne sourit plus du tout
maintenant. Elle me regarde avec insistance.
Quelque chose d’incroyablement étrange se produit. Le temps s’arrête.
Nous ne pouvons plus détourner les yeux l’un de l’autre. Je parviens tout de
même à articuler quelques mots.
_Je…
je m’appelle Euclésias. Je… Est ce que je peux emprunter l’étable pour la nuit.
Je… je ne ferais pas de bruit je te le promets.
La fille a perdu toute son assurance du départ. Elle est perturbée. Je
la sens presque tremblante. Elle hésite. Elle s’approche tout de même près de
moi. Elle reprend un peu de ses moyens.
_
Tu devrais peut être te laver un peu non ? Tu sens horriblement
fort ! Tu as faim aussi ? Attends-moi dans la petite cabane sur ta droite
là. Elle n’est pas occupée et il y’a du foin pour t’allonger. Je t’y retrouve
dans pas longtemps.
Je m’exécute sans trop demander pourquoi. J’ai l’impression d’être
tombée sur une nymphe, de celle qui n’existe que dans les rêves. J’attends recroquevillé
dans un coin, anxieux. Soudain la porte s’ouvre. Je tressaute. C’est elle. Elle
porte de l’eau dans une cruche. Dans un panier, elle a rassemblé du pain, du
fromage et du raisin. Sans prononcer une
parole, elle s’agenouille à côté de moi. Elle m’enduit le dos d’un onguent qu’elle
racle avec un vieux couteau émoussé. Elle verse ensuite l’eau sur mon corps.
Puis elle sèche ma peau centimètre après centimètre en utilisant un linge
propre. Son touché est d’une délicatesse insoutenable. Je ne résiste pas. Je
lui prends la main et la guide vers mes lèvres. Je me risque à lever les yeux
sur elle. Elle me regarde avec une intensité qui me fait frissonner. Son corps dégage
un parfum enivrant. Je pose délicatement mes lèvres sur son cou, son oreille,
sa joue, ses lèvres. Le baiser le plus extraordinaire auquel j’ai gouté. Il n’y
a aucun mot pour décrire ce que je ressens à ce moment-là. C’est un mot sans
nom.
_ Je dois
repartir me souffle la fille. Ils ne savent pas que tu es là. Mon père va se
poser des questions si je ne rentre pas maintenant. Et s’il te trouve…
_Je t’attendrais
toute ma vie.
_Ne soit pas
bête. Tu vas déguerpir dès les premières lueurs du soleil. Tu feras comme tous
les garçons. On ne se reverra pas.
_Pars avec moi !
Partons loin d’ici. Disparaissons. L’école pensera que je suis mort.
_Je ne peux pas.
J’ai ma vie ici, ma famille. Si je faisais ça… je… je serais une honte pour les
dieux et les miens. Je ne veux pas les décevoir. Et puis, je suis déjà promise
à quelqu’un.
_Alors je deviendrai
riche et j’achèterai ta main.
_Tu m’auras
oublié d’ici là.
_Je patienterai
pour ma muse.
_Tu en trouveras
une autre.
_Tu
es l’unique.
Pour toute réponse, elle rigole.
Mes paroles ne reflètent que l’insouciance d’un gamin de 12 ans qui rencontre
l’amour pour la première fois. Un garçon qui rêve. Elle m’offre un dernier
baiser puis s’échappe par la porte. Elle s’arrête dans l’embrasure, tourne son visage vers moi et m’accorde le
plus beau sourire du monde. C’est sa manière de communiquer. Elle me fait
passer son message. Elle n’a pas le choix. Sa famille a décidé pour elle. Et
comme toutes les filles, elle honorera les siens et fera de son mieux.
La fraîcheur de la rosée me
réveille. Ce sont pourtant mes sens en alertes qui m’interpellent en premier.
J’entends des pas. Le genre de démarche feutrée que l’on apprend à l’école.
Cléomène m’a retrouvé. Il n’a pas dormi de la nuit pour ça. Ses motivations
sont on ne peut plus claires. Il veut me tuer. C’est la règle de l’Agogé. Je
n’ai pas assez de temps pour préparer une tactique. Les pas se rapprochent.
J’entends leur léger bruissement frotter la terre. Je me lève d’un coup, j’ouvre
violement la porte et je fonce. Je ne regarde ni à droite ni gauche, juste
devant moi. Il y’a un sous-bois qui donne ensuite une petite colline escarpée.
Mon unique chance.
Je cours pour fuir mon ennemi. Il
est juste derrière moi, je peux sentir sa rage et sa haine d’avoir été doublé,
pris à son propre jeu. Cléomène brandit un pieu qu’il s’est fabriqué pour me
blesser mortellement. Si je me retourne pour mesurer la distance qui nous
sépare, je suis perdu. Je continue droit devant moi. Je sens sa présence plus
que jamais. J’enjambe de gros rochers, je passe sous un tronc, je contourne des
arbustes. Je dois lui échapper. J’ai une motivation pour vivre maintenant. Ma
muse existe.
J’imagine que ma muse s’est levée
bien avant sa famille. Elle se dirige prestement vers la réserve de foin dans
l’espoir de m’y retrouver. Elle ouvre prudemment la porte. Son cœur bat à tout
rompre. Elle inspire un grand coup, jette un regard et constate désolée ce
qu’elle avait annoncé, ma disparition.
J’imagine Cléomène derrière moi
se demander comment m’arrêter. S’il lance son arme, il a de forte chance de la
perdre. Je suis en mouvement. Je ne cesse de changer de trajectoire et de
glisser derrière le moindre obstacle. Il me maudit à chaque fois que je sors de
son champ de vision. Il force son allure pour me rattraper. A terme il y
arrivera. Physiquement il me dépasse en tout point.
J’imagine ma muse sentir mon
odeur sur le linge, toucher l’herbe sèche qui m’a servi de lit. Elle pleure des
larmes de tristesses noyées dans ses souvenirs. Elle se retourne vers la porte.
Elle a réfléchit pendant la nuit. Elle a fait un choix.
Cléomène n’est plus très loin. Il
sert fermement son arme pour m’embrocher. Ses phalanges sont blanches, ses
muscles tendus, son regard plus déterminé que jamais. Je décuple mes maigres forces, je
donne le maximum. Quoi qu’il m’en coûte, je dois le distancer définitivement.
Je dois vivre pour elle.
Ma muse se relève dans le
cabanon. Son regard est sûr. Elle a décidé de tenter sa chance, de fuir une vie
qu’elle ne souhaite pas, d’être libre.
Soudain j’entends des cris ou
plutôt…des aboiements ! Je tourne spontanément la tête derrière moi, je ne
comprends pas ce que j’entends. La réalité refait brutalement surface. Ce sont
les chiens de l’hilote qui cavalent après moi en contrebas des arbres ! Ce
n’est pas Cléomène !
Ma muse passe l’embrasure de la
porte. Elle aperçoit la trace de mes pas qui se dirigent vers la colline. Je ne
suis parti que depuis quelques minutes, elle pense pouvoir me rattraper. Elle
connait plusieurs raccourcis. Cléomène ajuste son coup, dissimulé
le long de la palissade de bois. De la main gauche, sans regarder, sans
trembler le moins du monde, il plante sa victime à revers avec un pieu mal
taillé.
Je m’arrête et je réalise avec
horreur ce qu’il vient de se produire. Je suis complètement anéanti. Ce n’était
pas les pas de mon ennemi, mais ceux de ma muse que j’ai entendu au
réveil ! Ce n’était pas le souffle de Cléomène que je sentais sur mon cou,
mais l’haleine des canidés.
Cléomène est effrayé en voyant
les yeux surpris de la fille. Il pensait avoir
affaire à moi. Il tombe à la renverse. Il recule, interdit par son geste et détale
vers le bas du coteau.
Je rebrousse aussitôt chemin vers
le cabanon. Je cours comme un fou après mon ennemi. Je cours comme un fou après
ma muse. Je trébuche, je roule par terre, je mords violemment la poussière et les
rochers. Je percute un arbre mort. Malgré une horrible douleur sur le flanc
gauche, je me relève. Je presse ma main
sur la plaie, profonde et large. Je continue vers Elle. Je la vois gisant sur
le sol. Je sens la vie s’écouler de mon corps.
Je vois la vie s’échapper de son regard. Je n’ai plus de force. Je sais
qu’une branche aiguisée m’a transpercé. Mon
poumon est perforé. Je ne suis plus qu’à quelques mètres d’elle. Elle se tient
le bas ventre. Je tombe. Je m’effondre. Nos regards se croisent. Instinctivement je souris. Elle me sourit à
son tour. Elle sourira pour toujours.
Il se produit alors une chose
incompréhensible pour moi. Le temps se mélange. Je ne sais plus où je suis. Je tombe,
je tourne dans le vide. Je perds pieds. Des images défilent dans ma tête comme
les eaux d’un torrent en furie. Je ne reconnais rien, je ne comprends rien,
mais ce dont je suis certain, elle est vivante quelque part dans le temps.
Ce n’est qu’un au revoir.
L’univers s’est penché sur nous. Il vient de me montrer l’incroyable. A
l’instant où mes genoux ont touché terre, au moment même je me suis évadé dans le regard de ma
muse, j’ai su que l’on se retrouverait dans une prochaine vie. Je l’ai vu comme je vois maintenant la main tendue de
Charon….
Ma première mort consciente. Pourquoi
moi ? Je n’en sais rien. Je n’ai aucune réponse. Je sais seulement ce que
l’univers m’a accordé : le droit de corriger mon erreur.
Le rythme est vraiment différent du premier chapitre. Et le contenu est plus dense.
RépondreSupprimerMerci. Une difficulté au final que de respecter le rythme d'une lecture de blog sans en rajouter trop. Je vais essayer d'être plus direct sur les prochains Où bien prendre plus de temps pour développer sur plusieurs petits chapitres.
RépondreSupprimerTu apportes du rythme au chapitre lors de la poursuite et on sent vraiment Euclésias courir pour échapper à ses poursuivants.
RépondreSupprimerLa partie sur la rencontre avec sa muse mériterait d'être un peu retravaillée avec de donner plus d'intensité à la suite du récit.
J'ai du mal à ressentir le coup de foudre qu'ils ont pu ressentir à ce moment et cela gâche un peu la lecture de la suite du chapitre.
De plus, j'ai du mal à faire la part des choses entre ce gamin de 12 ans et le narrateur qui serait en fait Maxime Hugo.
Qui raconte l'histoire ?
Parce que je trouve étonnant qu'un enfant de cet âge, même à cette époque, puisse avoir un recul suffisant sur ce qui lui arrive.
Il y a aussi quelques répétitions qui me dérangent : ma muse, "mon ami", ...
Alors oui c'est bien le héros du présent qui raconte sa première vie. Ptet mal expliqué ou pas assez précis.
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