Chapitre 4
_Bonjour monsieur Hugo, prenez place je
vous prie. Je vous accorde 15 minutes. Monsieur Gibson, faites le nécessaire
pour le prochain rendez-vous, je ne souhaite pas être en
retard comme vous le savez.
A peine l’ordre donné que la voiture
s'élance vers l'inconnu. L’homme qui est assis en face moi n’est pas n’importe
qui. Il porte une barbe grisonnante parfaitement taillée, les cheveux poivre et
sel coupés courts, une paire de lunettes dernier cri, un visage aussi rond que
marqué par la vie. Sa voix est la fois posée et légèrement aiguë teintée de
cynisme et d’une amertume retenue. Son costume anthracite est confectionné sur
mesure alors que son maintien général indique un relâchement évident. L’individu
montre des signes criants de lassitude. Ce qu’il représente est devenu une
charge trop lourde à porter.
Mon hôte est un haut fonctionnaire de
l’état. Il est le premier conseillé du ministre de l’économie.
L’homme se sert un verre de whisky de chez
Alberfeldy. Il y plonge deux glaçons, agite légèrement son verre, attend un
instant mais se ravise avant de le déguster. Son regard est tourné vers la
vitre. Il ne prononce pas un mot, laisse le silence s’installer, ne
m’offre pas de l’accompagner. La berline roule énergiquement portée par
un ronronnement limpide et doux, presque inaudible. Le conseillé fini par
prendre une gorgée. Il agite le liquide sirupeux au creux de son palais, capte
les arômes, accepte l’aigreur alcoolisée, puis l’avale d’un trait.
J’ai cherché pendant de longs mois à lui
parler. Il est la clé de ma vie, de mon unique objectif. Lorsque j’ai aperçu
pour la première fois son visage aux infos, j’ai revu les images qui m’ont
traversées lors de ma dernière mort. J’ai aussitôt su ce qu'il était. C’est
un exercice très difficile. Retrouver les personnes de mes visions est un
terrible casse-tête. Je ne sais jamais qui, ni quand, ni où ils croiseront ma
route. Il m’arrive souvent de passer totalement à côté.
Franck Demont est un homme politique de
l’ombre. Il ne fait jamais parlé de lui, ne supporte pas la lumière, ni
discourir de longues heures devant un public tout acquis. Son CV est
impressionnant, truffé de fonctions et de coups d’éclats dont personne ne connaîtra la réelle étendue des dégâts. Derrière son allure bedonnante et
presque nonchalante se cache un homme rempli d’ambitions et de convictions.
Le silence imposé me met mal à
l’aise. Je sens une nostalgie, une fatigue de sa fonction. Il y’a manifestement
un autre visage à découvrir dans cette communication de sourd. Une insistance
malsaine, profondément noire, presque horrifique. Une vie passée à comploter, à trahir, à torturer mentalement. L’homme prend une nouvelle rasade, replace
très lentement le verre sur la tablette de la portière et lève enfin les yeux
sur moi.
_Aimez-vous la musique monsieur Hugo ?
La question me désarçonne.
_Qui n’aime pas la musique ?
Je réponds mécaniquement.
L’homme prend une nouvelle fois son temps.
Il réfléchit, me fait comprendre que c’est lui qui commande.
_Bien plus de personnes que vous ne
pourriez l’imaginer Monsieur Hugo. La musique n’adoucit pas les mœurs, croyez
moi. C’est une variation de la vie que peu d’oreilles saisissent. Elle peut
être agressive, douce, infernale, rythmée, mélodique, cassante, plate,
douloureuse, ou même mortelle… tout dépend du style que le musicien choisira
d’adopter.
_J’imagine que vous devez être doué pour
proposer autant de variétés musicales ?
_Plus jeune, j’étais ce que l’on appelle
un virtuose dans mon domaine. La vie m’a apporté son lot de fausses notes et de
mauvaises partitions comme à chacun. De quoi perdre tout ce qui faisait de moi
un musicien hors du commun. Avec le temps, vous ne jouez plus que des morceaux
préformatés et calibrés par vos producteurs, ceux qui vous permettent d’exister.
_Nous avons toujours le choix de jouer
notre propre musique. A nous ne pas perdre la main…
L’homme reporte son regard sur la vitre,
saisit son verre et ingurgite directement la liqueur. Son regard n’indique rien,
ses traits non plus. Juste cette impression de regrets qui le ronge.
_Très juste Monsieur Hugo. Vous marquez un
point. Je crois que nous avons trouvé un terrain d’entente. Vous comprenez donc
pourquoi vous avez éveillé chez moi un certain intérêt ?
_Ma… profession ne court pas les rues.
J’éveille souvent ce genre d’intérêt pour les hommes de pouvoir.
Pour toute réponse, Franck Demont appuie
sur l’une des commandes de la portière. Derrière moi, une vitre teintée glisse
lentement pour isoler l’espace passager. Je ne suis pas plus rassuré que
cela, mais à priori, le premier couplet de notre entretien a été composé
correctement.
_Je ne vous poserais la question qu’une
seule fois. Soyez franc et direct, ne me mentez pas. Je le saurais de toute
manière et vous ne voudriez certainement pas en subir les conséquences. Je
prends un énorme risque en vous accordant mon attention. Etes-vous réellement
capable de visualiser les vies antérieures ? De permettre d’avoir moins…
de Karma pour la prochaine vie ? En acceptant évidement que le cycle de
notre existence soit ainsi…
A mon tour de le faire patienter. Je
marque une longue pause. Je réfléchis à chacune de mes phrases. Je ne dois pas
me louper. A travers cet homme je retrouverais ma muse. Il doit me guider
jusqu’à elle. Quand et où, je n’en sais absolument rien. C’est une histoire de
confiance. Il me faut gagner la sienne.
_C’est assez compliqué tout en étant
simple. Je ne donne aucune garantie. La seule que vous posséderez est celle de
votre carte Karmique actuelle. Ce que vous êtes devenu depuis que… vous
existez. A partir de là, à vous de choisir ce que vous ferez de mes
informations. Et il y’a un prix à payer aussi.
_L’argent n’est pas un problème. C’est
croire en ce que vous me proposez qui est le problème J’imagine que vous comprenez
pourquoi je fais appel à vous et ce que j’attends exactement.
_Vous n’êtes pas le premier dans ce genre
de situations, si cela peut vous conforter.
_Je ne peux me permettre de vous laisser
plonger dans mes secrets, c’est impossible.
_Vous n’avez pas le choix. Il n’y a pas de
tri. Je regarde tout en une fois.
_Combien de temps cela prendra ?
_Fort bien. Pour tout vous dire, ça ne me
concerne pas directement. Je crois que cela dépendra surtout de vos
compétences, de votre capacité à me renseigner et de votre implication…
Je reste interdit. Je ne comprends pas.
D’ordinaire on paye mes services pour corriger les erreurs en espérant que la
prochaine vie soit moins infernale que le programme prévu par nos actes. Je
n’interviens que pour indiquer, je suis un informateur rien d’autre. Je
ne suis en aucun cas acteur.
_Vous m’avez confirmé à l’instant même
être capable de connaitre une personne mieux que n’importe qui dans ce foutu
monde et d’une manière extrêmement rapide. J’ai besoin de votre don pour…
espionner et déceler les failles chez quelques personnes, certainement pas pour
me lire.
Je ne m’attendais pas à ce
refrain-là. J’ai joué en croyant maîtriser le musicien, mais c’est une autre
partition qu’il m’oblige à composer.
_Et si je refuse ou que je transforme les
informations souhaitées ?
_Il me semble vous l’avoir déjà dit, vous
n’aimeriez pas en subir les conséquences.
_Je n’ai pas le choix.
_Pas vraiment. Vous voyez monsieur Hugo,
c’est moi qui choisit la musique et non vous.
_J’écoute de tout, ce n’est pas un souci.
Je sais m’adapter.
Franck Demont s’affale lourdement dans son
siège, médite peut être quelques instants sur la joute que nous venons d’effectuer.
Il regarde sa montre, inspire profondément, ferme les yeux et fait retomber sa
tension. Son visage change d’expression. De cette nostalgie si marquante qui
m’avait frappé, il ne reste plus qu’un léger abaissement des fossettes. L’homme
politique refait surface.
_Notre entretien prend fin dans 2 minutes.
Je ne sais absolument pas pourquoi vous vous êtes mis sur mon chemin, mais je
vais me servir de votre don. Mes hommes prendront contact avec vous en temps et
en heure. Ils vous désigneront alors une cible. Il me faudra cette fameuse
Carte Karmique. Je ne vous demande rien de plus. Votre prix sera le mien. Une
partie vous sera payée une fois votre première mission effectuée, une sorte de
période d’essais. Le reste lorsque nous nous quitterons.
_Ce n’était pas à ce genre de prix auquel
je pensais.
_Ah, vous me surprenez ?
_Votre carte à vous, je dois la lire
absolument.
J’y vais directement, tant pis. L’homme me
menace et va m’utiliser. Je risque de tout perdre. Il me faut visualiser
sa carte coûte que coûte.
_Vous prenez vos aises Monsieur Hugo, vous
n’êtes pas en mesure de me demander cela.
_Si je suis rentré en contact avec vous,
c’est pour pouvoir vous lire. J’ai besoin d’une information que vous détenez
et qui n’a aucune importance à vos yeux. Vous m’avez demandé de jouer
franc jeu, je le fais.
_Et quelles garantis aurais-je que vous
n’utiliserez pas cela contre moi ?
_Je suis venu à vous. C’est ma musique. Je
vous donnerais les bonnes informations, c’est donnant donnant. Vous vous
assurez comme cela que je ne changerais pas ce que j’ai vu et en contrepartie,
vous me laissez prendre ce que je cherche.
La berline s’est arrêtée depuis 5 minutes.
Je ne m’en suis pas rendu compte. Le conseillé me fixe gravement. A tout
moment, il peut refuser, me faire tuer dans la demi-heure qui suit, faire disparaître mon corps et m’obliger à reprendre tout mon plan depuis le départ.
_Réussissez ce que je vous propose et
j’accepterais. Il est temps de vous en aller maintenant. Nous avons
dépassé la durée accordée par ma secrétaire. Mon prochain rendez-vous ne va
plus tarder et je ne souhaite pas que vous vous croisiez.
La berline se trouve dans une rue
adjacente à l’immense bibliothèque nationale. La portière s’ouvre
automatiquement devant moi. L’homme de main. Son visage me glace une nouvelle
fois. Avec hésitation, je mets un pied dehors. Quelque chose ne fonctionne pas.
Pourquoi un homme de cette importance donne rendez-vous devant un bâtiment
aussi public, un lieu où n’importe quels dangers peut subvenir. Je ne comprends
pas. Pourtant Demont a expressément demandé à son chauffeur d’être à l’heure
pour cette rencontre.
_Une dernière chose monsieur Hugo.
La voix du conseillé stoppe net mes
réflexions.
_Chef d’orchestre. J’étais chef
d’orchestre dans ma jeunesse.
J’hésite à répondre. La brute me fait
signe que le temps de parole est écoulé. Je prends mon sac de sport, j’avance
droit devant sans savoir vraiment ce que je fais. Je regarde les bâtiments aux
alentours pour me situer. Mon attention se reporte sur la rue, la place
de la bibliothèque, les escaliers pour y accéder et puis… le temps s’arrête.
Une silhouette.
Une femme.
Elle.
Brune, fine, de taille moyenne. La
démarche non assurée, une allure vestimentaire simple mais diablement
charismatique. Les cheveux carrés tombant légèrement en cascade sur le visage.
Une paire de lunette ajustée sur un petit nez qui donne ce style si particulier
intello chic. Elle marche vite. Elle porte un énorme sac d’étude. Elle me passe
devant sans un seul regard. Je n’existe absolument pas. Son odeur s’invite dans
tout mon corps. Ses phéromones m’agressent.
Ma muse.
Je me retourne tout de suite ou lentement.
Je n’en sais rien. Je ne sais plus. Elle se dirige droit vers la berline. Elle
ralentit étrangement son allure, hésite à pivoter. Elle fait un mouvement de la
tête. Elle est perturbée. Je sais ce qu’elle vient de ressentir. Elle choisit
pourtant ne pas suivre son intuition et continue vers la voiture. La porte est
encore ouverte, tenue par le garde du corps. Elle s’engouffre dedans.
_Bonsoir mademoiselle Demont.
La porte se referme. La berline repart
comme elle est arrivée, sans faire de bruit. Ne reste plus que les battements
de mon cœur qui ne parviennent pas à se calmer.
Elle claque cette phrase :
RépondreSupprimer"_Bonsoir mademoiselle Demont."
Le mystère plane terriblement, c'est très frustrant !
Vivement la semaine prochaine :)