dimanche 1 décembre 2013

Karma Chapitre 4



Chapitre 4

_Bonjour monsieur Hugo, prenez place je vous prie. Je vous accorde 15 minutes. Monsieur Gibson, faites le nécessaire pour le prochain rendez-vous, je ne souhaite pas être en retard comme vous le savez.

A peine l’ordre donné que la voiture s'élance vers l'inconnu. L’homme qui est assis en face moi n’est pas n’importe qui. Il porte une barbe grisonnante parfaitement taillée, les cheveux poivre et sel coupés courts, une paire de lunettes dernier cri, un visage aussi rond que marqué par la vie. Sa voix est la fois posée et légèrement aiguë  teintée de cynisme et d’une amertume retenue. Son costume anthracite est confectionné sur mesure alors que son maintien général indique un relâchement évident. L’individu montre des signes criants de lassitude. Ce qu’il représente est devenu une charge trop lourde à porter.

Mon hôte est un haut fonctionnaire de l’état. Il est le premier conseillé du ministre de l’économie.  

L’homme se sert un verre de whisky de chez Alberfeldy. Il y plonge deux glaçons, agite légèrement son verre, attend un instant mais se ravise avant de le déguster. Son regard est tourné vers la vitre. Il ne prononce pas un mot, laisse le silence s’installer, ne  m’offre pas de l’accompagner. La berline roule énergiquement portée par un ronronnement limpide et doux, presque inaudible. Le conseillé fini par prendre une gorgée. Il agite le liquide sirupeux au creux de son palais, capte les arômes, accepte l’aigreur alcoolisée, puis l’avale d’un trait.

J’ai cherché pendant de longs mois à lui parler. Il est la clé de ma vie, de mon unique objectif. Lorsque j’ai aperçu pour la première fois son visage aux infos, j’ai revu les images qui m’ont traversées lors de ma dernière mort.  J’ai aussitôt su ce qu'il était. C’est un exercice très difficile. Retrouver les personnes de mes visions est un terrible casse-tête. Je ne sais jamais qui, ni quand, ni où ils croiseront ma route. Il m’arrive souvent de passer totalement à côté.

Franck Demont est un homme politique de l’ombre. Il ne fait jamais parlé de lui, ne supporte pas la lumière, ni discourir de longues heures devant un public tout acquis. Son CV est impressionnant, truffé de fonctions et de coups d’éclats dont personne ne connaîtra la réelle étendue des dégâts. Derrière son allure bedonnante et presque nonchalante se cache un homme rempli d’ambitions et de convictions.  

Le silence imposé me met mal à l’aise. Je sens une nostalgie, une fatigue de sa fonction. Il y’a manifestement un autre visage à découvrir dans cette communication de sourd. Une insistance malsaine, profondément noire, presque horrifique. Une vie passée à comploter, à trahir, à torturer mentalement. L’homme prend une nouvelle rasade, replace très lentement le verre sur la tablette de la portière et lève enfin les yeux sur moi.  
_Aimez-vous la musique monsieur Hugo ?
La question me désarçonne.
_Qui n’aime pas la musique ?
Je réponds mécaniquement.
L’homme prend une nouvelle fois son temps. Il réfléchit, me fait comprendre que c’est lui qui commande.
_Bien plus de personnes que vous ne pourriez l’imaginer Monsieur Hugo. La musique n’adoucit pas les mœurs, croyez moi. C’est une variation de la vie que peu d’oreilles saisissent. Elle peut être agressive, douce, infernale, rythmée, mélodique, cassante, plate, douloureuse, ou même mortelle… tout dépend du style que le musicien choisira d’adopter.
_J’imagine que vous devez être doué pour proposer autant de variétés musicales ?
_Plus jeune, j’étais ce que l’on appelle un virtuose dans mon domaine. La vie m’a apporté son lot de fausses notes et de mauvaises partitions comme à chacun. De quoi perdre tout ce qui faisait de moi un musicien hors du commun. Avec le temps, vous ne jouez plus que des morceaux préformatés et calibrés par vos producteurs, ceux qui vous permettent d’exister.
_Nous avons toujours le choix de jouer notre propre musique. A nous ne pas perdre la main…

L’homme reporte son regard sur la vitre, saisit son verre et ingurgite directement la liqueur. Son regard n’indique rien, ses traits non plus. Juste cette impression de regrets qui le ronge.
_Très juste Monsieur Hugo. Vous marquez un point. Je crois que nous avons trouvé un terrain d’entente. Vous comprenez donc pourquoi vous avez éveillé chez moi un certain intérêt ?
_Ma… profession ne court pas les rues. J’éveille souvent ce genre d’intérêt pour les hommes de pouvoir.

Pour toute réponse, Franck Demont appuie sur l’une des commandes de la portière. Derrière moi, une vitre teintée glisse lentement pour isoler l’espace passager.  Je ne suis pas plus rassuré que cela, mais à priori, le premier couplet de notre entretien a été composé correctement.
_Je ne vous poserais la question qu’une seule fois. Soyez franc et direct, ne me mentez pas. Je le saurais de toute manière et vous ne voudriez certainement pas en subir les conséquences. Je prends un énorme risque en vous accordant mon attention. Etes-vous réellement capable de visualiser les vies antérieures ? De permettre d’avoir moins… de Karma pour la prochaine vie ? En acceptant évidement que le cycle de notre existence soit ainsi…

A mon tour de le faire patienter. Je marque une longue pause. Je réfléchis à chacune de mes phrases. Je ne dois pas me louper. A travers cet homme je retrouverais ma muse. Il doit me guider jusqu’à elle. Quand et où, je n’en sais absolument rien. C’est une histoire de confiance. Il me faut gagner la sienne.
_C’est assez compliqué tout en étant simple. Je ne donne aucune garantie. La seule que vous posséderez est celle de votre carte Karmique actuelle. Ce que vous êtes devenu depuis que… vous existez. A partir de là, à vous de choisir ce que vous ferez de mes informations. Et il y’a un prix à payer aussi.
_L’argent n’est pas un problème. C’est croire en ce que vous me proposez qui est le problème  J’imagine que vous comprenez pourquoi je fais appel à vous et ce que j’attends exactement.
_Vous n’êtes pas le premier dans ce genre de situations, si cela peut vous conforter.
_Je ne peux me permettre de vous laisser plonger dans mes secrets, c’est impossible.  
_Vous n’avez pas le choix. Il n’y a pas de tri. Je regarde tout en une fois.
_Combien de temps cela prendra ?
_Pour faire la carte ? Pas plus d’une ou deux secondes. Pour vous guider ensuite ? Et bien cela dépendra complètement de vos actes.
_Fort bien. Pour tout vous dire, ça ne me concerne pas directement. Je crois que cela dépendra surtout de vos compétences, de votre capacité à me renseigner et de votre implication…

Je reste interdit. Je ne comprends pas. D’ordinaire on paye mes services pour corriger les erreurs en espérant que la prochaine vie soit moins infernale que le programme prévu par nos actes. Je n’interviens que pour indiquer, je suis un informateur rien d’autre.  Je ne suis en aucun cas acteur.
_Je ne saisis pas très bien où vous voulez en venir.
_Vous m’avez confirmé à l’instant même être capable de connaitre une personne mieux que n’importe qui dans ce foutu monde et d’une manière extrêmement rapide. J’ai besoin de votre don pour… espionner et déceler les failles chez quelques personnes, certainement pas pour me lire.

Je ne m’attendais pas à ce  refrain-là. J’ai joué en croyant maîtriser le musicien, mais c’est une autre partition qu’il m’oblige à composer.
_Et si je refuse ou que je transforme les informations souhaitées ?
_Il me semble vous l’avoir déjà dit, vous n’aimeriez pas en subir les conséquences.
_Je n’ai pas le choix.  
_Pas vraiment. Vous voyez monsieur Hugo, c’est moi qui choisit la musique et non vous.
_J’écoute de tout, ce n’est pas un souci. Je sais m’adapter.

Franck Demont s’affale lourdement dans son siège, médite peut être quelques instants sur la joute que nous venons d’effectuer. Il regarde sa montre, inspire profondément, ferme les yeux et fait retomber sa tension. Son visage change d’expression. De cette nostalgie si marquante qui m’avait frappé, il ne reste plus qu’un léger abaissement des fossettes. L’homme politique refait surface.
_Notre entretien prend fin dans 2 minutes. Je ne sais absolument pas pourquoi vous vous êtes mis sur mon chemin, mais je vais me servir de votre don. Mes hommes prendront contact avec vous en temps et en heure. Ils vous désigneront alors une cible. Il me faudra cette fameuse Carte Karmique. Je ne vous demande rien de plus. Votre prix sera le mien. Une partie vous sera payée une fois votre première mission effectuée, une sorte de période d’essais. Le reste lorsque nous nous quitterons.
_Ce n’était pas à ce genre de prix auquel je pensais.
_Ah, vous me surprenez ?
_Votre carte à vous, je dois la lire absolument.
J’y vais directement, tant pis. L’homme me menace et va m’utiliser.  Je risque de tout perdre. Il me faut visualiser sa carte coûte que coûte.  
_Vous prenez vos aises Monsieur Hugo, vous n’êtes pas en mesure de me demander cela.
_Si je suis rentré en contact avec vous, c’est pour pouvoir vous lire. J’ai besoin d’une information que vous détenez  et qui n’a aucune importance à vos yeux. Vous m’avez demandé de jouer franc jeu, je le fais.
_Et quelles garantis aurais-je que vous n’utiliserez pas cela contre moi ?
_Je suis venu à vous. C’est ma musique. Je vous donnerais les bonnes informations, c’est donnant donnant. Vous vous assurez comme cela que je ne changerais pas ce que j’ai vu et en contrepartie, vous me laissez prendre ce que je cherche.

La berline s’est arrêtée depuis 5 minutes. Je ne m’en suis pas rendu compte. Le conseillé me fixe gravement. A tout moment, il peut refuser, me faire tuer dans la demi-heure qui suit, faire disparaître mon corps et m’obliger à reprendre tout mon plan depuis le départ.
_Réussissez ce que je vous propose et j’accepterais. Il est temps de vous en aller maintenant.  Nous avons dépassé la durée accordée par ma secrétaire. Mon prochain rendez-vous ne va plus tarder et je ne souhaite pas que vous vous croisiez.

La berline se trouve dans une rue adjacente à l’immense bibliothèque nationale. La portière s’ouvre automatiquement devant moi. L’homme de main. Son visage me glace une nouvelle fois. Avec hésitation, je mets un pied dehors. Quelque chose ne fonctionne pas. Pourquoi un homme de cette importance donne rendez-vous devant un bâtiment aussi public, un lieu où n’importe quels dangers peut subvenir. Je ne comprends pas. Pourtant Demont a expressément demandé à son chauffeur d’être à l’heure pour cette rencontre.
_Une dernière chose monsieur Hugo.
La voix du conseillé stoppe net mes réflexions.
_Chef d’orchestre. J’étais chef d’orchestre dans ma jeunesse.

J’hésite à répondre. La brute me fait signe que le temps de parole est écoulé. Je prends mon sac de sport, j’avance droit devant sans savoir vraiment ce que je fais. Je regarde les bâtiments aux alentours pour me situer.  Mon attention se reporte sur la rue, la place de la bibliothèque, les escaliers pour y accéder et puis… le temps s’arrête.  

Une silhouette.

Une femme.

Elle.

Brune, fine, de taille moyenne. La démarche non assurée, une allure vestimentaire simple mais diablement charismatique. Les cheveux carrés tombant légèrement en cascade sur le visage. Une paire de lunette ajustée sur un petit nez qui donne ce style si particulier intello chic. Elle marche vite. Elle porte un énorme sac d’étude. Elle me passe devant sans un seul regard. Je n’existe absolument pas. Son odeur s’invite dans tout mon corps. Ses phéromones m’agressent.

Ma muse.

Je me retourne tout de suite ou lentement. Je n’en sais rien. Je ne sais plus. Elle se dirige droit vers la berline. Elle ralentit étrangement son allure, hésite à pivoter. Elle fait un mouvement de la tête. Elle est perturbée. Je sais ce qu’elle vient de ressentir. Elle choisit pourtant ne pas suivre son intuition et continue vers la voiture. La porte est encore ouverte, tenue par le garde du corps. Elle s’engouffre dedans.

_Bonsoir mademoiselle Demont.

La porte se referme. La berline repart comme elle est arrivée, sans faire de bruit. Ne reste plus que les battements de mon cœur qui ne parviennent pas à se calmer.  

1 commentaire:

  1. Elle claque cette phrase :
    "_Bonsoir mademoiselle Demont."

    Le mystère plane terriblement, c'est très frustrant !
    Vivement la semaine prochaine :)

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