Chapitre 6
5 ans, 11 mois, 18 jours, 8h26 avant ma
mort.
_ Hey, ça t’arracherait les poils du cul
de me dire bonjour ou je me le fous profond dans le derrière?
Cette voix criarde façonnée par des
années d’alcool et de cigares bon marché est celle de Mireille
Bentuleski. 54 ans, des cheveux ondulés horriblement colorés, un physique
maigrichon voir osseux, Mireille Bentuleski est tour à tour agent secret, analyste
technico-tactique, caméra de surveillance, système anti-effraction ou alarme
de sécurité. Malgré toutes ces incroyables compétences, Mireille
Bentuleski est aussi la concierge d’un immeuble situé au 211 rue Kaber. Elle y
réside depuis plus de 36 ans.
Mon immeuble.
Mireille Bentuleski est un petit bout de
femme à fort caractère. Elle fonctionne avec quelques tics voir beaucoup de
tocs et manque souvent de tact. A peu près 20 fois par jour, elle sort dans la
rue pour « jeter un coup d’œil » de façon totalement innocente.
Durant le week end, elle choisit au hasard un interphone et y sonne pour
« vérifier le bien être des règles de vie en communauté ». Son
rituel du matin est le même depuis son tout premier jour : distribuer le
courrier en ayant étudié chaque expéditeur pendant de longues minutes. Mais le
plus intéressant reste sa communication. Elle n’hésite jamais à informer les
habitants de la situation présente.
_ Cradossez pas l’entrée ! J’ai passé
la matinée à l’astiquer comme une pute de chez Michou! J’ai le derrière en feu
à force de me pencher !
Jaime beaucoup Mireille.
Nous avons une singulière histoire elle et
moi. Je la connais depuis une dizaine de vies. Je ne sais pas pourquoi
exactement. Nous nous croisons s’en cesse avec ce même rapport de franche
camaraderie. Mireille n’a absolument pas conscience de cette relation. A chaque
nouvelle existence, j’espère pouvoir retrouver cette collaboration. Mireille
m’aide énormément. Sans le savoir, elle prépare minutieusement mon plan. Mireille
est une chercheuse. Je n’ai jamais vu quelqu’un être aussi performante dans ce
domaine. Elle déniche la moindre parcelle d’informations sur n’importe quel
sujet. Elle prendra le temps nécessaire, peut être plusieurs années, mais elle
trouvera des réponses. Un don qu’elle trimballe inexplicablement de vies en
vies.
Il y’a 2 semaines j’ai demandé à Mireille
un service. Rien de très compliqué. Rassembler le maximum d’informations sur
Sabrina Demont…
15 jours d’attente et de questionnements
sur celle qui ne cesse de me hanter. 15 jours à revivre les 15 secondes où je
l’ai croisé. 15 jours à ne plus dormir, à m’alimenter du strict minimum, à
laisser le temps suspendu. Un soupir. 15 jours à attendre des nouvelles de
Mireille.
Jusqu’à ce matin.
_Salut Mireille ! Désolé, pas encore
réveillé, les nuits sont un peu dures en ce moment.
_ Mon cul oui ! C’est autre chose qui
est dur ! Tu crois que j’ai pas capté ton petit jeu ? T’as envie de
copuler ! Je le sens comme mon petit neveu quand il tourne autour de sa
cousine. Une connerie !
_ Heu oui c’est…, enfin cousin et cousine…
c’est.
_ Nan tu captes rien. Elle est super moche
la gamine. Puis elle ne sait pas aligner trois mots sans dire Lolo.
_ Lol ?
_ Ouais ce truc-là. Bref, tu vas aussi en
faire une de mega de connerie…
_ Ah ? Non non je te rassure elle
n’est pas moche !
_ Ouais enfin elle a réussi à te faire
tourner le kiki !
_Mireille ! Il est à peine 8h30 !
_Arrête de pleurer ta mère. Rentre donc
que je t’explique dans quoi tu viens de te fourrer…
Mireille n’attend pas la réponse. Elle me
pousse de force dans son antre. Je connais parfaitement ce curieux petit studio
de fond de cours. Mireille est fan de Johnny Halliday. Sa tapisserie a été
spécialement réalisée sur mesure à partir des clichés d’un concert de 1977. Sa
porte est ornée d’un casque de moto des années 70, son mobilier, du formica
authentique de l’époque. Sa couette de lit, un portrait géant du chanteur. Tout
chez Mireille respire Johnny. Sauf que.
_Tiens, tu connais pas la nouvelle ?
Johnny va s’acheter une nouvelle villa aux states ! Quel con je te
jure ! Foutre mon pognon dans une villa ! J’ai fait le calcul. Avec
tout ce que je lui ai acheté cette année, je suis propriétaire d’au moins 0.02%
de sa baraque. En gros, ça me fait une rangé de parpaings ! Tu te rends
compte ! Mais quel con ! Il aurait pu offrir un bijou à
Laetitia !
Mireille râle toujours après son idole.
Je m’installe dans un fauteuil en osier.
Je regarde émerveillé tout cet univers qui me parait décalé avec la
personnalité d’une gardienne à l’intelligence hors du commun.
_Tu ne devais pas arrêter
définitivement Johnny ? La dernière fois tu voulais lui parler d’homme
à homme…
_J’ai dit ça moi ? Quand est ce que
j’ai dit ça ? J’ai jamais dit ça répond vigoureusement Mireille tout
en ouvrant son frigo.
_Heu il y’a deux semaines je crois…
_
Tu te trompes gamins, c’était pas moi ou alors dans tes rêves. Et si
c’est le cas t’as intérêt à m’expliquer ce que je foutais au milieu de tes
fantasmes. Tu veux quoi ? une 16 ? de la despé ? J’ai de la
triple de Maredsous si tu veux…
_ heu… un café.
_Je répète : 16, despé, Maredsous…
_C’est le matin !
_Tu veux ton dossier ?
_Maredsous…
Mireille pose deux larges verres sur la
table basse. Avec ses dents, elle décapsule facilement les deux bouteilles. Je
connais son astuce. Je reste toujours épaté par sa technique. Le bruit de la
mousse temporise quelque peu l’énergie de la gardienne. Elle ne dit plus un
mot, savoure presque ce moment. Elle fouille dans une boite recouverte d’un
vieux cuir, en ressort un cigare de taille moyenne et l’allume religieusement.
_T’en veux un ?
_ Je ne fume pas Mireille…
_Tu devrais, c’est bon pour la santé.
Sans rajouter plus de sarcasmes à sa
remarque, elle se dirige vers son secrétaire, ouvre un tiroir et en sort un
épais dossier. Elle le pose négligemment sur la table puis s’affale dans son
sofa en allongeant les pieds. Elle tire sur son cigare.
_Voilà, tu as tout dedans.
Je saisis le graal. Je tremble. J’enlève
nerveusement les élastiques. Je l’ouvre. Un tas de feuilles, des photos, une
carte sd, une clé usb. J’hésite.
Mireille souffle une énorme bouffé. Elle
me regarde. Un sourire de coin mêlé à de l’espièglerie. C’est Mireille qui a
trouvé le moyen d’approcher Franck Demont. C’est encore elle qui a trouvé le
club de boxe. C’est enfin elle qui a déniché les informations sur «
mademoiselle Demont ».
_Vu
ta réaction et vu le bordel que j’ai dû remuer pour trouver ce qui t’intéresse,
c’est celle que tu cherchais depuis tout ce temps. J’aurais dû m’en douter. Ca
ne pouvait être que ça… y’a toujours une histoire de cul quand un mec se décide
à bouger…
Mireille est l’unique personne au monde à
connaitre une partie de mon secret. Elle sait que je recherche ma muse.
Je lui ai inventé une petite histoire de princesse imaginée par un petit
garçon. La seule qui pourrait faire battre son cœur. Un conte pour enfant qu’un
adulte espère vivre. Et puis, sous ses airs de camionneur, Mireille est une
grande romantique qui aime les belles histoires.
Je remercie mon amie du fond du cœur. Je remarque qu’elle tient un autre document plus fin
entre ses doigts. Elle sent ma curiosité.
_Après
Don juan. Regarde déjà ce que je t’ai déniché. La cerise à la fin. Même si
j’aurais aimé que s’en soit une…
Je me penche sur le dossier.
Sabrina Demont. 33 ans. Documentaliste à
la grande Bibliothèque nationale. Fille unique de Franck Demont. Mère décédée.
Parcours scolaire atypique. Première de
classe mais rate curieusement les études supérieures. Comportement
rebelle pendant son adolescence sans être véritablement passée aux actes. Elle
rencontre Hanz Gibson, un ultra activiste suédois, proche de certaines branches
du radicalisme écologique. A ses côtés, elle s’engage pour l’ONG World Safe
Beauty. Nombreuses actions et revendications divers. Arrêtée 3 fois pour
désordre sur la voie public, fichée comme activiste. Sabrina est en première
ligne d’une manifestation altermondialiste pendant le rassemblement du G8 à
Rio. Elle est identifiée par les forces spéciales et mise en détention. Elle
est jugée 6 mois après et écope de 3 années fermes. Son père intervient en
toute discrétion pour la faire libérer. 1 an plus tard. Elle est
soupçonnée de détournement de fonds au profit de la nouvelle ONG montée
par Hanz. Non-lieu pendant le procès. L’ombre de Franck Demont plane encore.
Plusieurs séjours à l’étranger pour
diverses organisations. Elle rentre enfin en France et se pose chez sa mère,
Stéphanie Demont. Celle-ci meurt la même année lors d’un séjour en
thalassothérapie.
Sabrina sombre. Alcoolisme. Substances
illicites. Actes de vandalisme, encore une fois couvert par… Franck
Demont. 3 ans s’écoulent. Elle obtient miraculeusement un diplôme de
documentaliste. Elle est embauchée à la bibliothèque nationale. Aucun poste
n’était à pourvoir à ce moment-là.
Je saisi les documents un par un. Le
tableau qui se dresse devant moi m’effraye complètement. Le visage de ma muse
se décompose en de multiples facettes.
_Alors Roméo ? Toujours sous le charme me lance très sérieusement Mireille.
Je ne sais quoi lui répondre. Je ne sais
plus. L’effet de la découverte est un passage difficile lorsque je rencontre ma
muse. Parfois je suis directement fasciné. Parfois je reste interloqué. Et
parfois je fais plusieurs pas en arrière et je cours sans me retourner.
Aujourd’hui, c’est une inconnue extrémiste et émotionnellement instable qui se
présente à moi.
_ On a tous notre propre chemin. Ce n’est
pas le verre qui est important. Mais l’eau qui est dedans.
_Du calme BHL, on n’est pas dans un cours
de philo ici. T’es tombé amoureux d’une nana plus proche de l’explosion
nucléaire que d’un pet de nouveau-né. Ton problème il est là. Mais bon, il y’a
pire que la merde que tu snifes depuis 15 jours.
Mireille me tend le document qu’elle
tenait précieusement. C’est une enveloppe kraft assez grande. Ce qui est
enfermé à l’intérieur semble rigide. J’ouvre et je tire le contenu. Une radio
d’hôpital. L’intérieur d’un corps. Des taches noires dessus. Elles s’étendent
au niveau des poumons. Un cancer. Je regarde l’étiquette d’identification. Mon
cerceau s’affole.
_IRM datant de l’année dernière. Elle est
condamnée. Il lui reste 5 ans à vivre maximum. Elle refuse tout traitement. Je ne sais pas trop à quoi elle joue ta princesse, mais elle se
laisse mourir. Elle se suicide. Je suis désolé pour toi gamin, t’as pas tiré la
bonne cerise…
J’ai du mal à réaliser. L’euphorie qui m’a
poussé à prendre un verre chez Johnny devient indigeste. Une remonté d’aigreur
acide me traverse. Je respire difficilement. 5 ans. Rien d’autre. Mes jambes
chancellent. Je dois agir et tout de suite. Je me lève rapidement. Je ne finis
pas mon verre. Je prends soigneusement les documents.
_Comme à chaque fois Mireille, un grand
merci. Tu es absolument extraordinaire.
_Mouais. J’en sais rien. Ce que je ne sais
pas par contre, c’est ce que tu vas décider. Parce que de l’extraordinaire tu
vas en avoir besoin, et certainement pas de ma cam à moi. Mais de la véritable.
Le silence. J’ai besoin de silence. D’être
au calme complet pour réfléchir. Pourquoi ? Pourquoi encore un foutu
problème improbable. Qu’ai-je raté dans mes précédentes vies pour devoir
accomplir ce qui est impossible dans ce monde. Braver la mort. Une nouvelle
fois. J’ai loupé un embranchement. Je ne comprends pas ce que j’ai pu ne pas
voir. Je sors de chez mon amie sans même m’en apercevoir. Je longe la rue sans
le comprendre. Il pleut. 5 ans. Je ne pourrais jamais réussir à corriger
sa carte karmique en si peu de temps. Je dois repenser tous les facteurs, tout
ce que j’ai mis en place depuis le début de cette histoire. Il me faut de la
tranquillité. Absolument. Le bruit de la rue m’agresse. Le clapotis des goutes
m’insupporte. Je marche droit devant. Je me dirige vers le seul lieu qui me
permet de tout visualiser. Un pub répondant au doux nom de Black Mulligan.
Une voiture me dépasse brusquement. Une
berline aux vitres teintées. Elle s’arrête subitement. Crissement de
pneu. Une main se plaque violement sur mon visage. Une autre m’agrippe le bras
fermement. La porte arrière du véhicule s’ouvre. Je suis balancé dedans…
J'étais tellement dedans que j'ai dévoré ce chapitre !
RépondreSupprimerJ'espère qu'on en apprendra + sur les relations avec Mireille dans les différentes vies.
Oui moi aussi. J'espère aussi avoir rattrapé le coup du chapitre d'avant qui était plutôt moyen. la semaine pro pour le prochain ! Merci !
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